« Secret d'enfance »
Jean-Claude Snyders
Editions Le Manuscrit, 2013
« A quoi pensais-tu, en ce 18 janvier 1945, au camp d’extermination d’Auschwitz où tu te trouvais, à ce moment où, pour échapper à l’armée soviétique, les Allemands rassemblaient à la hâte tous les déportés, parmi lesquels tu étais, pour évacuer le camp
A quoi pensais-tu quand, ce jour-là, au milieu des hurlements des SS, des aboiements des chiens, dans le chaos qu’amenait le rassemblement improvisé de milliers d’hommes dans la nuit et le froid, tu t’es glissé hors de cette foule, faisant preuve d’un courage et d’une intelligence inouïs, pour te cacher, seul, dans un hangar situé à l’intérieur du camp, non loin de la porte de celui-ci, afin d’échapper à la marche qui se préparait et dont tu savais que, du fait de ton extrême faiblesse, tu ne pourrais la supporter
Lorsque, décharné, rongé de vermine, la peau ravagée par la gale, vêtu seulement, comme tous tes compagnons, d’une veste et d’un pantalon de toile par trente degrés au-dessous de zéro, tu grelottais dans ce hangar ouvert à tous les vents, en sachant que si un seul Allemand avait l’idée d’y entrer, tu serais immédiatement fusillé, à quoi donc pensais-tu
A quoi pensais-tu, mon père – toi qui n’étais pas encore mon père – dans ce moment où passaient, sans que tu puisses les voir, les quelques milliers de survivants qui commençaient une marche épuisante, où seraient abattus, sans pitié aucune, ceux qui avaient peine à se mouvoir aussi vite que le voulaient les Allemands; dans ce moment où, te dissimulant derrière un fatras d’objets divers, tu entendais les SS marcher à quelques mètres de toi… »
« Secret d’enfance » (Editions Le Manuscrit, 2012, préface de Boris Cyrulnik, postface de Jacques Le Goff)
Vers 1980, aux Etats-Unis, a surgi un problème terrible et passionnant: les survivants de la Shoah transmettent des troubles à leurs enfants! Le fait de ne pas dire ce qui leur était arrivé aurait amené un trouble anxieux chez les enfants qui leur sont attachés.
Georges Snyders, le père de l’auteur de ce livre, s’est tu sur sa déportation, parce qu’il craignait d’entretenir l’horreur et d’effrayer ses enfants. A cette époque, on pensait qu’il suffisait de se taire pour ne pas souffrir, et pour ne pas faire souffrir ceux qu’on aime. De fait, j’ai soigné des enfants de militants communistes revenus des camps, et qui avaient parlé de ce qu’ils avaient vécu: ces enfants souffraient de syndromes post-traumatiques transmis par les récits de leurs parents survivants.
Georges Snyders a donc peut-être eu raison de se taire. Mais en se taisant, il faisait naître une sensation d’étrangeté chez ses proches. Jean-Claude, quand il était enfant, a sans doute été terrifié par le silence de ce père qu’il aimait, silence qui indiquait le lieu du mystère (du crime peut-être?) Des colères soudaines de son père, sans cause apparente, l’effrayaient tout autant.
Pas facile d’aimer tranquillement un père aussi attachant, et insécurisant.
… Faudrait-il agir sur la culture, sur la manière d’évoquer Auschwitz et le malheur, pour limiter la transmission de la souffrance à travers les générations?
Jean-Claude Snyders, en nous invitant à réfléchir au malheur et à la terrible victoire de son père, travaille à ces récits et à ces réflexions.
Boris Cyrulnik, extrait de la préface à « Secret d’enfance »
J’ai connu Georges Snyders à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, en 1945. Je venais d’être reçu à l’Ecole, et Georges Snyders y était revenu pour préparer l’agrégation, dans son cas l’agrégation de philosophie.
Dès la première fois que je le vis, je fus frappé par un air que je n’avais jamais rencontré. Je sus bien vite son histoire. J’évitais de lui en parler, et lui-même ne m’en parla jamais, sauf par une ou deux obscures allusions. Il était connu à l’Ecole pour son effroyable destin, pour sa silhouette angoissante, et peut-être surtout par le fait qu’il passait une notable partie de son temps à jouer sur le vieux piano de l’Ecole, dont il savait tirer des sons merveilleux.
Il était pourtant chaleureux, et ne refusait ni les rencontres, ni les conversations; il faisait preuve d’une grande empathie pour les autres, curieux de leur travail, sans s’étendre sur le sien propre.
Dans le souvenir que, comme beaucoup des camarades de cette époque, je garde de lui, je me rappelle que, si nous étions secoués par sa silhouette et surtout par son visage, il n’y avait chez lui aucune volonté de jouer un rôle, ni de rappeler ce qu’il avait vécu. C’est malgré lui qu’il donnait l’impression de la plus terrible épreuve qu’un homme ait pu rencontrer à cette époque. Mes camarades comprenaient, comme moi, qu’il souhaitait éviter l’admiration et la compassion mélangées qui les étreignaient quand ils le voyaient, et plus encore quand ils lui parlaient. Mais ce silence qu’il gardait sur son histoire rendait plus impressionnante encore l’image de rescapé de l’enfer qu’il donnait.
Il reste que, pour ce qu’il fit et vécut durant cette époque terrible, et pour sa volonté, réussie, d’avoir une vie intellectuelle, professionnelle, conjugale et familiale féconde, et j’allais dire normale, il représente un des plus beaux types d’hommes qu’il m’ait été donner de rencontrer.
Son fils, Jean-Claude Snyders, normalien comme lui, me permettra-t-il de dire que son père eut cette chance, ce bonheur d’avoir un fils qui, dans des circonstances heureusement moins tragiques, le poursuivit en quelque sorte, et modela sa mémoire, permettant à ceux qui n’avaient pas connu son père de savoir que quelqu’un avait donné cette image exceptionnelle de l’homme dans son courage, dans sa souffrance hors du commun, et dans la fécondité d’une vie miraculeusement préservée.
Jacques Le Goff, extrait de la postface à « Secret d’enfance »