Jean-Claude Snyders

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« Un étrange passé »
Jean-Claude Snyders

Editions FABERT, 2017

 « … Du temps où vous étiez bébés, quand je vous voyais pleurants, désespérés, vous agitant en tous sens, votre grandeur continuait à m’apparaître; je savais que peu après, elle allait resurgir: absente, je pouvais la distinguer encore.

Aimer, n’est-ce pas apercevoir dans les êtres qui nous sont chers la grandeur, même dans les moments où elle paraît lointaine; n’est-ce pas la trouver aux temps difficiles, lorsque l’on pourrait croire qu’elle s’en est allée (…)

C’était alors surtout, quand vous étiez égarés, sans repères, désirant à la fois nourriture et propreté, ne sachant même plus ce dont vous aviez envie, c’était alors qu’il nous fallait, à votre égard, être doux: la bienveillance que l’on témoigne à un tout petit, aux heures éplorées, est un présent que rien ne peut égaler jamais.

Eperdus de colère et de chagrin, vous deviez impérieusement recevoir notre aide; d’un pareil désespoir, vous ne pouviez sortir seuls. Même si vos cris vous empêchaient d’entendre nos paroles, même si vous étiez trop petits pour comprendre celles-ci, il nous fallait vous redire alors, sans nous lasser, que bientôt vous iriez mieux, que vous n’aviez nulle raison de ressentir une aussi terrible colère, que nous ne vous abandonnerions pas, quoi qu’il en fût, à votre peine. Il nous fallait tenter de ne pas nous décourager, même face à une colère qui ne s’apaisait pas, face aux larmes qui ravageaient votre visage, face aux coups que vous tentiez de nous donner et dont il était aisé de voir qu’ils ne témoignaient pas de votre haine, mais de votre détresse… »

Jean-Claude Snyders, « Un étrange passé », 2017, extrait

 « … Il y avait des moments où, à Auschwitz, il fallait, pour les déportés, courir devant les SS. Ceux-ci obligeaient les prisonniers à passer nus devant eux afin de voir s’ils n’étaient pas trop épuisés, s’ils pouvaient travailler encore; les plus faibles des détenus, ceux qui ne pouvaient presque plus se déplacer, tout de suite après ces sélections étaient envoyés à la chambre à gaz.

Ces moments-là, même quand mon père a pu évoquer sans difficulté sa déportation, il n’en a pas parlé (…)

Certains déportés, avant de s’élancer dans cette course, se pinçaient eux-mêmes les joues pour éviter, lorsqu’ils passeraient devant les SS, de paraître d’une trop grande pâleur. Alors que la plupart d’entre eux ne pouvaient presque plus se mouvoir, tous faisaient pourtant l’effort immense de courir: leur course était lourde, hagarde, maladroite.

Aucune course, jamais, n’avait été aussi sublime.

.. Emaciés, souffreteux, vous ne pouviez vous déplacer que lentement, comme en boitant. Vous tombiez quelquefois, et il vous était difficile, alors, de vous relever; pourtant vous surpassiez en grandeur les héros olympiques: aucun de ceux-ci, pas même les plus prestigieux, n’aurait pu approcher de la beauté qui, alors, était la vôtre (…)

Vous ressembliez à peine à des hommes: vous incarniez l’humanité »

Jean-Claude Snyders, « Un étrange passé », 2017, extrait